jouer, c’est gouverner
En ces temps de troubles politiques qui n'a jamais rêvé - que cela soit en se brossant les dents ou en se faisant réchauffer un plat saturé d'additifs et d'acides gras transformés- de devenir un jour président. Sois heureux gamer, un sous-genre singulier des jeux de gestion existe. Bientôt les joies de la simulation présidentielle seront à toi. Adieu sabre et mitraillette, aujourd'hui je deviens président. À moi de décider du budget, des lois, des orientations diplomatiques et peut-être même du destin de la nation. Quelle exaltante promesse que celle-ci: observer l’État « de l’intérieur » et éprouver sur ses frêles épaules le poids écrasant de la responsabilité ! Entre Xanax et pots de vin, la folle vie d'un chef de l'état.
Halte-là! Ces jeux sont-ils neutres ? Et bien non puisqu'ils constituent par le seul gamplay les protogermes d'un discours sur la nature et l'essence de la fonction présidentielle. Un titre ne se contente jamais de raconter une histoire : il « argumente » déjà sur notre réalité à travers les règles qu’il impose. Chaque curseur à sélectionner, chaque dilemme à dénouer traduit la vision de ce qu’est gouverner pour les développeurs. Jouer un président, c’est participer à une simulation, certes ludique, mais dont les mécaniques de jeu révèlent une thèse implicite sur ce qu'est la nature réelle du pouvoir exécutif.
Les trois familles
La première famille est celle des simulations gestionnaires technico-politique. Pensons alors à des titres comme Democracy 4 ou Power & Revolution – Geopolitical Simulator. Ceux-ci reposent sur un entrelac un peu foutraque de leviers décisionnels et l'on se retrouve assez rapidement à modifier la fiscalité, à tripatouiller dans les impondérables de la santé publique ou encore à orienter les errances de la politique étrangère. Le tout en se contentant d'ajuster -ici et là- quelques curseurs comme s’il ne s'agissait que de piloter une gigantesque machinerie d’ingénierie sociale.
La deuxième famille regroupe les oeuvres cyniques à la manière de Tropico 6 ou de This Is the President. Ici, la présidence n'est rien d'autre qu'une machine à générer de la corruption. A nous les joies de la manipulation, du grand sabordage des institutions et des inévitables détournements des deniers publics. Tout un programme de vraies réjouissances pour le corrompu qui sommeille en chacun d'entre nous!
La troisième famille comprend les jeux politiques interactifs sérieux dont Suzerain est assurément l’exemple le plus marquant (oui je sais, le titre surprend un peu).
Le joueur préside une république fictive en pleine phase de transition (pour ne pas dire de complet délabrement) et doit arbitrer entre réformes constitutionnelles, stabilité institutionnelle et survie politique. Le ton est grave, presque tragique et chaque décision engage le bien-fondé moral de notre mandat. Parce que dans Suzerain , le politique espère encore bien faire.
président technocrate : parce que tout n'est qu'affaire d'equation
Développé par Positech Games, Democracy 4 joue avec les apparences d'une fausse rigueur. Le joueur dispose d'une bonne dizaine de curseurs (taxation, subventions, régulation...) et chaque clic déclenche d'improbables réactions en chaîne. Instaurer une taxe carbone vient réduire les émissions de gaz à effet de serre mais augmente drastiquement le coût de la vie tout en irritant les automobilistes qui -en décidant de faire n'importe quoi- se prennent des contraventions qui serviront à financer la police. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette... Maintenir l'équilibre entre les différents groupes sociaux, gérer les différents indicateurs macroéconomiques et veiller à ses chances de réélection devient rapidement quasi impossible... et l'envie d'appuyer sur le bouton de la bombe nucléaire se fait tôt sentir face à pareille pléthore d'ingrats.
Encore plus ambitieux, Geopolitical Simulator d’Eversim revendique une promesse d'hyper-réalisme. Près de 175 pays sont jouables et tous proposent des centaines d’actions législatives, diplomatiques ou militaires. Le président incarne de facto une sorte de gourou omniscient à même d’agir sur l’économie, la défense, la diplomatie, l’éducation ou encore la gestion des multinationales. Rien ne lui est étranger. Son pouvoir s'étend partout et sur tout. L’illusion offerte est des plus séduisantes: tout serait contrôlable depuis le bureau présidentiel. Pourquoi donc s'embarrasser de ministères alors ? Il serait d'ailleurs intéressant de savoir si Emmanuel Macron y a déjà joué...
Apres et pendant, le chaos!
La série Tropico nous place aux commandes d’« El Presidente » dictateur haut en couleurs d’une île a priori caribéenne. Tout y est génialement caricatural: discours grandiloquents, révolutions folkloriques, ingérences américano-soviétiques, rien ne nous est épargné. Et pourtant, derrière l’humour, se dissimulent une vérité structurelle; presque gênée d'être là malgré elle, elle nous chuchote qu'un régime présidentiel ne saurait se maintenir sans clientélisme. Pour survivre électoralement (et survivre tout court) il faut savoir disséminer ses faveurs, truquer les élections et réprimer de manière plus ou moins subtile ses opposants. Le grotesque permet de rendre perceptibles les nombreux rouages à l'oeuvre au sein des systèmes démocratiques qui dérivent parfois vers l'autoritarisme quand ce n'est pas purement et simplement vers la dictature.
Encore plus sombre, This Is the President se focalise sur un scénario se déroulant en 2020 et mettant en scène un président américain dont le principal objectif est de faire adopter un 28e Amendement qui lui garantirait l’immunité judiciaire à vie. On devine Trump un tantinet tenté à la lecture du synopsis.
Le jeu incite à venir nous vautrer dans la manipulation médiatique. Tout est bon pour se maintenir: déstabiliser le travail des tribunaux ou trouver de multiples prétextes pour faire vaciller les institutions. Bienvenue dans l'ère présidentielle dénuée de la moindre nuance, ni du moindre sens civique. Seul celui qui gagne a raison. Les perdants ne sont que négligeable poussière. Le seul objectif affiché est de parvenir à dévoyer la Constitution. Make America Great Again!
Et seul parmi tous ...
À l’opposé, Suzerain propose ce qui ressemble fort à un véritable drame institutionnel. Le joueur y incarne Anton Rayne, président de Sordland, république aussi fictive que tristoune des années 1950. Le titre repose sur une bonne gestion des institutions : parti, parlement, Cour constitutionnelle, syndicats, oligarques, médias. Tout doit être finement géré tout en gardant constamment à l'esprit que chaque décision est irréversible et risque d'entraîner des malentendus en cascade. Réformer la Constitution peut consolider l’État de droit... au prix d’un affrontement avec des élites hostiles. Etc etc etc... Ici gouverner, c’est comprendre qu'on ne pourra rien faire sans entrainer un chaos irréparable et que -toujours- il faut arbitrer dans la précipitation et l’incertitude. Autrement dit, on a presque envie de laisser la manette dans un coin pour provoquer le moins de dégâts possibles. Comme dans la vraie vie ?



