top of page
Dishonored-2-Serkonan-Legends-Paintings-piotr-jablonski-kraken-arkane-1s.jpeg

Mer et Mythologies: Dishonored

Homme libre, toujours tu chériras la mer.

​

On peut dire la même chose de certains jeux tant la mer est omniprésente dans la saga Dishonored. Plus qu’un décor, celle-ci est le moteur, la matrice et le cœur de Dunwall.

La ville (inspirée des métropoles industrielles du XIXe siècle telles Londres ou Édimbourg) assoit sa fortune sur les horreurs de l'industrie baleinière. Chasse et mise à mort; deux rouages essentiels de cette capitale prédatrice. 

L'huile récupérée sur le corps des cétacés est omniprésente: elle alimente les usines, éclaire les rues, nourrit son homme. Si l'élite prospère grâce à son exploitation, la plèbe suffoque sous la crasse et l'oubli. La possibilité d'une révolte n'est plus à exclure, Marx n’est pas encore, mais on le devine tout proche. Surtout que, depuis peu, une épidémie profite des conditions insalubres des docks pour s'étendre et menacer l'ensemble de la société.

​

La mer dans Dishonored forme un espace liminal reliant le monde des hommes au grand "Vide". Voici pour le concept central de la mythologie propre à Dunwall. Lieu du chaos primordial, le Vide a pour reflet l’océan, la maladie, le pourrissement social. Les baleines, « créatures anciennes et insondables », incarnent une puissance aussi brutale et archaïque que divine. Leur carcasse monstrueuse se déplace lentement à travers la noirceur des flots et, souvent, croise le souvenir de Lovecraft.

L'eau est ombre. L'eau est néant. L'eau est cimetière, eau de vie et au-delà.

La mer est le miroir du Vide et de l'Indicible et les baleines se font, malgré elle, scriptes. Elles sont celles qui, par leur matérialité, permettent d'appréhender la réalité cachée. Leur graisse sert à lubrifier l'infernal dynamo des machines et leurs os servent à la création des runes et des charmes.  Derrière la vapeur et le capital, se retrouve la spiritualité d’un monde qui refuse de se laisser si aisément dompter. Le chamanisme est là, encore présent. Palpable. L’homme peut dépecer le grand animal, l'immense symbole, mais il reste captif de sa magie. Mieux, il ne peut vivre sans. Les baleines deviennent mediums, elles sont le lieu et et le lien entre l'ici et l'ailleurs.

Les créatures des grands fonds (il suffit de songer au Léviathan biblique) symbolisent la puissance primordiale indomptée parce qu'indomptable.

​

Les nombreux objets d’arts reproduits dans le jeu (peintures, sculptures, artefacts...) forment un tout cohérent lançant des ponts entre le quotidien concret de Dunwall et le grand Rien.  

Une peinture visible dans la mission The Royal Physician montre une baleine nageant dans un océan étoilé. Chaque œuvre fut conçue pour "raconter des histoires dans l’histoire, suggérant une mythologie ancienne où la mer et les baleines sont d'anciennes divinités oubliées".

Le Cœur, cet artefact magique qui révèle les secrets et guide le joueur vers les runes, est un autre exemple paradigmatique d’objet d’art intégré au gameplay. Forgé à partir de l’esprit d’une impératrice assassinée, le Cœur lie la mer (via les baleines) au Vide. Cette "rhétorique procédurale " fait que nombreux sont les items à transmettre des informations de l'ordre du culturel à travers l’interaction.

​

Un document « in-game » décrit les cétacés comme « des créatures liées au Vide, aux os murmurant des secrets oubliés ». On songe à Moby Dick d'Herman Melville quin incarne la quête d'un inconnu cosmique. Celles-ci sont dépeintes en majesté, mais en une majesté toute tragique. Les grands corps putréfiés qui fermentent dans les abattoirs de Dunwall contrastent avec les représentations idéalisées placardées un peu partout sur le velours des manoirs. La dualité entre exploitation de la nature d'une part et sacralisation de l'inné d'autre part  n'est pas résolue. Les os transformés en artefacts sont particulièrement significatifs : reliquaires du Vide, ils canalisent le surnaturel et l'incarnent matériellement au monde.  

 

La mer, le Vide: deux métaphores de l’inconscient selon Jung qui fait de l’océan un espace de projection de ses peurs et désirs. Peut-être n’a-t-il pas tout à fait tort.

​Viktor Antonov explique que l’équipe d’Arkane Studios s’est inspirée des peintures de Turner et des gravures industrielles du XIXe siècle pour recréer une mer " à la fois belle et terrifiante". Nous sommes en plein dans le Sublime de Kant.

Les textures désaturées, l'omniprésence des jeux d'ombre et de lumière, l'alternance entre les espaces restreints et le vide abyssal créent un fort sentiment d’oppression pour le gamer. Une partie de lui redoute et pourtant espère croiser le noir huileux de la mer au détour d'une ruelle. Quant à la bande-son, elle fait la part belle au déferlement des vagues, aux murmures plaintifs des baleines, aux chuintements du métal sous pression… Le jeu a écouté les leçons de Baudelaire et propose une véritable synesthésie. 

 

On l'évoque, on tourne autour mais qu'en est-il réellement de ce Vide ? La saga nous propose de le manipuler, de l’expérimenter, de tenter d'en prendre le contrôle au travers de différents pouvoirs surnaturels (téléportation, possession, ralentissement du temps). Mais loin d'être gratuite, chaque action porte en elle son lot de conséquences morales. A chaque joueur de mener comme il l’entend le tempo de sa partition éthique. 

Mais cette liberté soi-disant absolue est-elle véritablement libératrice puisqu'elle s'inscrit au sein d’un cadre prédéterminé ? Même si le jeu brille par l’inventivité de son gameplay, il ne saurait fonctionner sans règles. Le Vide, lui aussi, aurait donc des entraves indépassables ?

​​​

​​

bottom of page