





L'uchronie, néologisme formé à partir du grec ancien « u » (non) et « chronos » (temps), désigne (de prime abord) un genre littéraire consistant à réécrire l'Histoire à partir d'un événement ou d’une séquence qui auraient pu se dérouler différemment.
Théorisé au XIXe siècle par Charles Renouvier dans Uchronie, l'utopie dans l'histoire, tout ne reposerait in fine que sur l’idée du "point de divergence", ce moment où l'histoire réelle bifurque vers sa version alternative. Les jeux vidéo renouvellent la vieille uchronie (parfois passablement essoufflée, lessivée, éreintée par les (trop) nombreux livres et films) en réactualisant de manière inédite nos inquiétudes géopolitiques, nos doutes face à une technologie « menaçante » et notre incertitude anthropologique.
Le paradigme Soviet-Nazi
La victoire de l'Axe
Les uchronies nazies sont assurément les plus nombreuses. Il n’est qu’à songer à la fameuse série Wolfenstein (1992) qui explore (avec une certaine gourmandise) l'hypothèse d'une victoire allemande. Les nazis ayant su développer une technologie avancée grâce à des recherches mariant science et occultisme (et pourquoi pas ?).
Wolfenstein: The New Order (2014) a lieu dans les années 1960 et explore les conséquences à long terme d’une victoire nazie: architecture monumentale, surveillance généralisée et technologie de contrôle sont naturellement au programme. L'efficacité narrative de la saga réside dans sa manière à construire une sorte d'exorcisme culturel qui nous permet de nous confronter à la fragilité de nos institutions démocratiques.
L'Ogre URSS l'a emporté
À l'inverse, Freedom Fighters (2003) imagine une victoire soviétique où l'URSS, après avoir bombardé Berlin, parvient à étendre sa domination jusqu'aux États-Unis. Bam ! le joueur (souvent occidental) est brutalement décentré d'une conception souvent binaire de l’Histoire.
La série Command & Conquer: Red Alert développe, quant à elle, une approche encore plus complexe en bâtissant un univers où Einstein (en utilisant une machine temporelle pour éliminer Hitler) a involontairement provoqué l'émergence d'une URSS encore plus puissante et agressive.
Uchronies technologiques : archéologie d’un futur manqué
Fallout: puissance sans miniaturisation
La série Fallout propose l'une des uchronies les plus cohérentes du medium. Le point de divergence réside dans un manque a priori tout sauf capital : le transistor (et la miniaturisation des circuits qui va avec) n’aurait jamais été découvert. La belle affaire? me direz-vous ! Et pourtant…
Cette absence bouleversera le destin en un paradoxe assez fascinant : la société évoquée dans le jeu est capable de maîtriser la fusion nucléaire à grande échelle mais, en revanche, est incapable de miniaturiser les circuits électroniques. Cette contradiction révèle la non-linéarité du progrès technologique et fonctionne presque comme une forme d’archéologie inversée. Ici le joueur ne déterre pas les vestiges du passé mais les fantômes d'un futur qui ne s'est jamais réalisé.
L'esthétique dite "Atomic Age" - robots à l'allure de réfrigérateurs, interfaces massives et étrangement archaïques - matérialise ce que les futurologues des années 1950 imaginaient être l'an 2000. En gros, le jeu fonctionne comme de l'ambre où les projections du passé se seraient finalement concrétisées. Mais la série Fallout révèle également tout l'arbitraire des hiérarchies technologiques.
Tournons un instant notre regard vers l’œuvre de Bertrand Gille -historien- et son concept des "systèmes techniques". Selon lui, chaque époque développe un ensemble cohérent de technologies interdépendantes. Le monde de Fallout ne serait donc pas "en retard" sur le nôtre mais suivrait une logique différente, où la robustesse mécanique primerait sur l'élégance électronique.
Iron Harvest: l'accélération technologique
Iron Harvest (2020) explore l'hypothèse inverse en dépeignant l'entre-deux-guerres dans un univers parallèle. Inspiré de l'univers artistique de Jakub Różalski, le jeu développe une esthétique dieselpunk où mechas et robots coexistent avec l'architecture des années 20. Le jeu propose une dialectique entre progrès technique et régression sociale. En transplantant l'automatisation de masse dans l'Europe post première guerre, le titre suggère que l'innovation technique peut connaître une orientation alternative en fonction du contexte géopolitique.
L'esthétique dieselpunk fonctionne comme un prisme et sert à matérialiser l'inévitable coexistence entre l'archaïsme et la modernité : nos smartphones côtoient des infrastructures centenaires et les algorithmes d'intelligence artificielle s'appuient sur des réseaux électriques conçus au siècle dernier. Cette coexistence temporelle révèle combien notre présent technologique est finalement composite et stratifié.
En situant le phénomène de l'automatisation massive dans les années 1920, Iron Harvest se fait laboratoire fictionnel en posant une simple question: comment une société encore largement agraire absorberait un tel choc technique ?
Géopolitique alternative
Prey ou la Guerre Froide réinventée
Prey (2017) imagine un monde alternatif où la survie de Kennedy à l'attentat de 1963 change radicalement le cours de l'Histoire. Les États-Unis et l'URSS ne s'affrontent plus et décident de coopérer dans les domaines scientifiques et technologiques. Cette alliance -aussi surprenante qu'inédite-entre Kennedy et Khrouchtchev se concrétisera par Talos I, la première station spatiale internationale créée à part égale entre les deux géants. Las, on ne refait pas l'Historie et de nombreux imprévus viennent détériorer le climat avant le fatal incident de Pobeg. Survenu en 1980, des Typhons (forme de vie extra-terrestre) envahissent la station et massacrent l'épique scientifique. Et la guerre un temps suspendu entre l'URSS et les USA reprend.
Homefront et l'inversion hégémonique
La série Homefront opère une inversion à 180 degré puisque la Corée du Nord est parvenue à conquérir… les États-Unis ! Aucun jeu ne matérialise mieux l’angoisse de l'hégémonie déclinante que celui-ci ! La Corée du Nord, traditionnellement perçue comme un État-paria technologiquement arriéré, devient tout à coup la pièce maîtresse du jeu géopolitique.
Par ailleurs, le gameplay qui consiste à reproduire, manette en main, la résistance urbaine acquiert ici une dimension métacritique puisque les mécaniques de guérilla employées contre l'occupant coréen sont les mêmes que celles qui furent historiquement employées contre les G.I.
Les mondes d'après la catastrophe
Metro: l'apocalypse en tant que pierre d’achoppement
La série Metro parle de notre résilience civilisationnelle. En situant l'action dans les entrailles de Moscou, Gloukhovski explique comment la station de métro se fait socle d'une refondation aussi bien sociale que politique. Initialement lié à la mobilité, le métro se mue en un écosystème politique fragmenté. Chaque station est désormais dotée de son propre gouvernement qui diffère souvent de celui de sa voisine.
Cette troublante géographie souterraine sous-entend que l'effondrement civilisationnel ne produirait pas de véritable table rase idéologique. Contrairement aux utopies révolutionnaires qui postulent la possibilité d'un "homme nouveau", Metro préfère explorer la permanence des structures mentales. Les survivants reproduisent spontanément les clivages du monde d'avant (fascisme, communisme, théocratie…) comme si ces formes politiques constituaient des invariants anthropologiques.
En sciences politiques, on parle alors de "dépendance au sentier". Les sociétés humaines tendraient à se reconstruire sur les mêmes schémas organisationnels et ceci même si leur environnement s’est entretemps radicalement transformé.
Selon Metro, l'apocalypse ne libère pas l'humanité de son histoire, mais la condense. L’innocence politique n’a jamais existé et n'existera jamais.
Atomfall: une histoire de réalisme spéculatif
Ici les développeurs se concentrent sur l'amplification d’un dysfonctionnement réel en prenant pour point de départ l'incident de Windscale. Cette toute première catastrophe nucléaire civile occidentale fut largement occultée à l'époque et un voile opaque l'entoure encore de nos jours. Atomfall s'envisage alors comme une variation autour du devoir de mémoire.
Le drame de Windscale fut minimisé, euphémisé (on préfère parler d'"incident" plutôt que d' "accident") et ses conséquences sanitaires furent dissimulées pendant des décennies. Atomfall opère donc une sorte de "correction uchronique" en transformant une partie de l'Angleterre rurale en zone de quarantaine aux normes juridiques et civilisationnelles habituelles suspendues. Cette géographie de l'abandon évoque les "zones grises" contemporaines - camps de réfugiés, territoires contaminés, banlieues désindustrialisées - où l'État teste ses propres limites.
